Résistance au changement et logiciels libres

Publié le 28 mai

Selon Wikipédia, « La résistance (ou aversion) au changement ou immobilisme, consiste à désirer, et tenter d’obtenir par diverses formes de comportements d’opposition, le maintien du statu quo par procrastination ». Michel Crozier, sociologue des organisations (et grand ami du capitalisme triomphant), la définit comme « l’expression raisonnable et légitime des risques que comporte le changement pour les acteurs », introduisant deux notions (raisonnable et légitime) qu’il n’est pas inutile d’interroger : dans un contexte de transition subie (le dérèglement climatique, par exemple), la résistance est-elle raisonnable et légitime ?

Cette problématique de la résistance au changement n’est donc pas spécifique au numérique : elle est un frein, plus ou moins puissant, à toute évolution, toute remise en cause d’un ordre existant.

Alors comment expliquer qu’elle soit si prégnante dans les projets de passage aux logiciels libres ? En réalité, elle se pose de la même façon pour les logiciels propriétaires, mais elle est prise en compte depuis très longtemps. Un passage direct de Windows 95 à Windows 11, par exemple, serait vécu comme une catastrophe par la plupart des utilisateurs. Mais les changements introduits dans le fonctionnement, dans l’ergonomie et dans l’expérience utilisateur en général ont été suffisamment progressifs pour que la résistance soit contenue à des niveaux acceptables.

Changement progressif, facteur temps, introduction de nouvelles fonctionnalités, communication, mimétisme, accoutumance lors de la formation, il y a des leçons à retenir dans la façon de procéder de ces acteurs privés qui, aujourd’hui, se sont imposés comme une évidence auprès des utilisateurs que nous sommes.

Et puis un rappel : l’objectif prioritaire d’un service informatique ne peut pas être de mettre en place les logiciels libres. La priorité, c’est de mettre à la disposition des services/départements les meilleurs outils pour qu’ils puissent effecteur convenablement les tâches qui leur sont confiées.

Les types de résistants

La configuration idéale est celle dans laquelle gouvernance, service informatique et utilisateurs sont acteurs du projet. Mais plus la structure est de taille importante et moins celle-ci est probable, évidemment.

 Les gestionnaires et décideurs⋅euses : souvent responsables de l’approbation des décisions d’achat de logiciels, ils peuvent avoir des préoccupations concernant la viabilité et la stabilité des solutions open source, en particulier si elles sont habituées à travailler avec des fournisseurs de logiciels propriétaires bien établis. Les questions de support et de responsabilité peuvent également être un facteur : il peut y avoir une perception de risque plus élevé associé à l’utilisation de logiciels sans garantie ou soutien formel.

 Les services informatiques : il n’est pas rare que les professionnel⋅les de l’informatique, en charge de la mise en œuvre et de la maintenance des logiciels expriment des réserves. Ils/elles peuvent être préoccupé⋅es par les problèmes de compatibilité, craignant que les logiciels libres ne fonctionnent pas bien avec les systèmes existants. Il y a aussi parfois une perception que les logiciels open source sont moins sécurisés ou plus difficiles à prendre en charge, ce qui peut conduire à des inquiétudes quant à la charge de travail supplémentaire ou aux risques potentiels pour la sécurité. Un changement peut également être vécu comme une remise en cause des compétences de l’équipe, et un bouleversement d’une certaine « hiérarchie » basée sur les connaissances.

 Les utilisateurs⋅trices : il s’appuient sur les logiciels au quotidien et peuvent légitimement s’inquiéter, en particulier s’ils sont habituées à un logiciel propriétaire spécifique et se sentent à l’aise dans son utilisation. L’apprentissage d’un nouveau système peut sembler intimidant et certain⋅es utilisateurs⋅trices peuvent craindre que le logiciel open source soit plus complexe ou moins convivial.

 Les fournisseurs de logiciels propriétaires : les entreprises qui vivent des logiciels propriétaires peuvent également résister au passage à des solutions libres. Ils reprennent parfois des lieux communs ou idées reçues pourtant éculées. Il n’est pas inhabituel qu’ils exagèrent les risques associés aux logiciels open source pour protéger leurs intérêts commerciaux. Ces fournisseurs peuvent parfois avoir des relations bien établies avec les organisations et influencer défavorablement décideurs et utilisateur.

Deux situations sont fréquentes :

La gouvernance est à l’origine du projet mais le service informatique pour des raisons variables, ne met pas en oeuvre.

 Si le manque de compétence dans l’équipe est en cause mais que la volonté de déployer existe, un effort d’accompagnement (formation et communication) est nécessaire avant d’entamer le projet. Car faire mal est pire que de ne pas faire : cela peut décourager durablement les utilisateurs⋅trices et inscrire, dans les esprits, un lien direct entre logiciel libre et mauvais fonctionnement.

 Si l’équipe n’est pas convaincue que le changement est une bonne idée, la situation se complique mais elle n’est pas désespérée pour autant. La solution : une attention particulière portée aux profils recrutés. Chaque opportunité de recrutement peut/doit se concrétiser par l’embauche d’un employé qui a des compétences et une appétence et pour les logiciels libres. Cela peut certes prendre du temps, mais sans ce virage dans le positionnement, il y a de fortes chances que le projet soit voué à l’échec, soit parce que le travail ne sera pas fait, soit (et c’est pire) parce qu’il sera mal fait.

Le service informatique est moteur, sans soutien de celles et ceux qui ont le pouvoir de décision.

Plusieurs approches sont possibles dans ce cas :

 échanger sur les avantages des logiciels libres. Inutile de mettre en avant une litanie d’arguments, aussi pertinent soient-ils. On ne fait pas de logiciel libre pour le plaisir d’en faire, mais pour mieux répondre à un besoin, à une thématique qu’on souhaite adresser. Mieux vaut donc cibler le discours en fonction des préoccupations de celle ou celui qui doit prendre la décision : souveraineté numérique et propriété intellectuelle, respect des données personnelles, économies, cybersécurité, stabilité et vitesse de réaction, sobriété numérique, vendor locking évité, correspondance avec les valeurs de la structure, les angles d’approche sont nombreux. Prenez le temps de bien les connaître et de construire un argumentaire, écrit ou oral, qui s’appuie sur ceux qui seront partagés par vos interlocuteurs⋅trices.

 choisir de ne pas parler d’open source et de logiciels libre : axer tout le discours sur l’adéquation de la solution proposée avec le besoin identifié. Si la question est posée, l’évacuer rapidement. Cela peut également s’appliquer aux utilisateurs⋅trices : la priorité est de leur donner les moyens de faire leur travail dans de bonnes conditions, et le choix du libre peut tout à fait ne pas être mis en avant.

Les types de résistance

 Familiarité et confort : les gens ont tendance à résister au changement lorsqu’ils sont à l’aise et habitués à un système existant. Plus un logiciel leur semble simple et efficace et plus leur inquiétude sera grande. Certain-es ont dû fournir un effort conséquent pour disposer des compétences leur permettant de s’acquitter de leurs tâches quotidiennes. L’apprentissage d’un nouveau logiciel peut leur sembler intimidant et le simple fait d’utiliser une interface différente peut être mal vécu.

 Pression culturelle : certaines professions sont intimements liées, dès la période de formation, à des solutions propriétaires. Les graphistes, par exemple, sont en immense majorité des utilisateurs⋅trices de Macintosh et de la suite de création graphique d’Adobe.

 Compatibilité et intégration : les organisations ont souvent des systèmes complexes et des processus parfois bien établis. Les problèmes de compatibilité ou de difficultés d’intégration avec les systèmes existants, réels ou supposés, sont souvent évoqués comme un frein au changement.

 Peur du déclassement : passer d’un système couramment utilisé à un environnement plus inhabituel peut être vécu comme un déclassement, une dégradation des conditions de travail. Pour celles et ceux qui sont sensibles à cette crainte, la gratuité ou la singularité de l’outil sont autant d’indices d’un fonctionnement moins qualitatif. La peur de la marginalisation, de la différence, sont des moteurs puissants de la résistance.

 Peur de revivre une migration mal gérée : un projet de migration vers un logiciel libre, annoncé, revendiqué et qui se passe mal peut avoir des effets terribles pour le futur. L’utilisateur⋅trice associe presque systématiquement « open source » (ou logiciel libre) et dysfonctionnement.

Les moyens d’avancer : une stratégie de migration claire, adaptée, systématique... et souple.

Une stratégie de migration efficace doit prendre en compte l’ensemble de ces situations et les adresser, sous peine de courir à l’échec. On peut être compétent, convaincu de l’utilité, de l’intérêt ou de l’urgence de choisir une autre voie dans la mise en oeuvre du numérique et échouer. Ces convictions, que je partage, n’ont pas leur place dans une stratégie de migration. Au contraire, elles peuvent faire obstacle à une écoute attentive et à la prise en compte des craintes exprimées (directement ou indirectement) par les utilisateurs⋅trices. Méfions nous de notre enthousiasme et partons du principe qu’il est rarement partagé.

Mais foin des considérations théoriques et autres déclarations péremptoires, voici un exemple de projet de migration (à Linux, pour l’exemple) qui prendrait justement, et dans la mesure du possible, en compte les écueils évoqués.

Le choix du meilleur outil

Avant d’entamer la migration, un important travail de préparation doit être réalisé, en interne. Il permet de :

 vérifier que l’outil (la distribution de Linux, par exemple) s’intègre parfaitement dans l’environnement informatique tel qu’il est (et pas tel qu’on aimerait qu’il soit). Cette intégration avec l’existant s’appréhende de manière étendue, pour garantir la compatibilité avec les systèmes communs (annuaire informatique, systèmes d’impression, serveur de fichier, etc.) et l’ensemble des logiciels utilisés au quotidien. Cela suppose une bonne connaissance des besoins métiers et habitudes prises sur les postes clients.

 sélectionner une distribution qui se rapproche le plus possible de ce que les gens connaissent déjà (Windows ou MacOS, typiquement). Cela permet de minimiser l’impression d’un changement important... et donc l’effort de formation nécessaire pour une adoption en douceur. Un passage de Windows 11 à Ubuntu sera toujours plus difficile qu’un passage à Zorin OS, distribution qui s’efforce justement de ressembler à Windows.

 négocier, avec les décideurs⋅euses, une migration qui ne s’appuie sur aucun d’objectif chiffré, ni daté. Cette condition permet d’adapter l’effort de migration au niveau de résistance rencontré. Elle donne au service la latitude de réagir en cas de problème, de monter progressivement en compétence et de fournir aux utilisateurs⋅trices un niveau de service à la hauteur de l’importance du projet. Un objectif de migration à 100% est illusoire, et il faut l’affirmer dès le début du projet. Des problèmes de compatibilité (avec des solutions fournies par des partenaires, par exemple) peuvent se présenter et compromettre la migration de certains utilisateurs. La résistance culturelle peut également être si forte que, dans certains cas, renoncer est la meilleure des solutions.

 prévoir des solutions de contournement : des problèmes d’incompatibilité avec des logiciels métier peuvent se poser, qu’il ne faut pas négliger. Envisager des moyens de les faire fonctionner est indispensable sous peine d’impacter sérieusement la migration. Un accès à un serveur RDP sous Windows permet, avec le client Remmina pour Linux, de résoudre énormément de ces cas (logiciels avec client lourd pour Windows, accès à Excel dans le cas d’incompatibilité avec des solutions tierces, etc.)

 prévoir une communication sur le sujet : partager la stratégie de migration, préciser que l’objectif n’est pas de passer tout le monde au libre, affirmer qu’il n’y aura pas de migration contrainte, penser à mettre en avant les « petits plus » et les avantages (pour les utilisateurs⋅trices, pas pour la gouvernance) du changement, bref : rendre, autant que possible, le changement désirable.

Une expérimentation à petite échelle

Dans les premiers temps de la migration, il est indispensable de limiter le nombre de postes concernés, et de s’adresser à un public choisi. Ce beta-test permet de réaliser les derniers ajustements et de s’assurer qu’en condition opérationnelle il répond effectivement au besoin, avec le niveau de qualité attendu. Sur un parc de 500 utilisateurs⋅trices il peut concerner, par exemple, une dizaine de personnes. On prendra soin de sélectionner des profils d’utilisation variés, et d’intégrer plusieurs décideurs⋅euses-clés (pour une validation facilitée du passage aux étapes suivantes).

Un appel au volontariat

La meilleure façon d’entamer effectivement la migration est de commencer par un appel au volontariat. « Vous voulez utiliser Linux ? Nous l’installons et nous le maintenons ! ». Cette étape a plusieurs vertus. Elle permet :
 d’augmenter le parc installé sans résistance au changement (ou avec une résistance très faible). Cela participe de la montée en compétence progressive de l’équipe ;
 faire naître la nouvelle solution dans l’environnement informatique de la collectivité ou de l’entreprise. Le simple fait qu’une utilisation de Linux au quotidien apparaisse dans les usages permet de lever un certain nombre de doutes sur la faisabilité d’une évolution ;
 pouvoir communiquer sur une migration effectivement démarrée.

Dans mes différentes expériences, cette phase (additionnée au beta-test), maintenue pendant 1 an, a permis de migrer 5% du parc environ.

Une phase d’incitation

Proposer systématiquement Linux lors de la remise d’une nouvelle machine permet également de faire exister la solution et d’élargir le champ des possibles sans contrainte pour les employé⋅es. Après une phase d’appel au volontariat, cela permet d’équiper des gens qui ont vu fonctionner Linux chez d’autres, ont pu en mesurer certains des avantages et ont développé une curiosité pour le sujet.

Cette phase permet d’installer l’utilisation de Linux comme une alternative crédible au sein de la structure et de l’asseoir, au niveau du service informatique, dans un fonctionnement standardisé. Après quelques années (2 à 3 ans, typiquement), 10% à 20% du parc peut ainsi être migré.

Le libre par défaut ?

Si les phases précédentes se sont globalement bien déroulées et que la présence de postes clients sous Linux n’est plus une surprise dans l’environnement de la structure, pourquoi ne pas en faire le système d’exploitation par défaut ?

Dans ce cas, il faut garder à l’esprit que certains postes, pour les raisons exposées ci-dessus, ne pourront/devront pas être migrés :

 parce que des logiciels métiers peuvent être vraiment incompatibles avec Linux ;
 parce que la résistance culturelle est trop forte. Il convient de garder à l’esprit que, pour certaines professions (les graphistes, typiquement), une migration à Linux peut être socialement très coûteuse. Leur demander de changer nécessite un effort de formation énorme (ceux qui comme moi ont fait l’effort de passer de Photoshop à GIMP comprendront de quoi je parle) et peut leur donner le sentiment, conscient ou pas, d’une marginalisation importante dans leur milieu (alors même qu’il n’y a pas d’obstacles techniques et fonctionnels objectifs). S’il n’est pas inintéressant de travailler le sujet quand c’est possible, il ne faut certainement pas commencer par adresser ces populations. Renoncer peut même être sage.

L’accompagnement, la formation

Si une bonne stratégie de migration permet de minimiser l’effort de formation nécessaire pour le passage à une solution libre, c’est un point qu’il ne faut pas négliger. Prévoir des sessions de formation permet de répondre à plusieurs types de demandes :
 des demandes de montée en compétence (pour une utilisation plus ou moins avancée) ;
 des inquiétudes liées à la nouveauté (alors que le niveau de la personne est suffisant pour pouvoir fonctionner en autonomie). Ce deuxième point est important : au delà des aspects techniques, la formation est vécue comme un moment d’échange et d’écoute avec ceux qui ont proposé (et qui mettent en oeuvre) le changement. Elle est l’affirmation que le service a conscience de ce qui peut parfois être perçu (à tort ou à raison) comme un effort important.

Le positionnement doit être : comment puis-je faire sous Linux (ou avec LibreOffice, par exemple), ce que je sais déjà faire sous Windows (ou sous Microsoft Office) ? Partir, en complément d’une formation générale, d’exemple concrets fournis par les employé⋅es et travaillés ensemble, est une très bonne idée.

De nombreux⋅ses acteurs et actrices de l’écosystème peuvent vous aider à mettre en oeuvre, en lien avec le service des ressources humaines, des prestations d’accompagnement et/ou de formation. Vous pouvez aussi faire le choix, si la charge de travail de l’équipe le permet, de sessions organisées en interne.

L’échange avec les autres acteurs

Échanger avec des collègues qui ont déjà dû gérer une migration de ce type est une très bonne idée. Cela permet de s’inspirer de pratiques et d’outils qui ont fait la preuve de leur efficacité dans un contexte approchant. Des écueils importants et de nombreuses fausses bonnes idées peuvent être utilement évités. Des noms de prestataires qui ont donné satisfaction peuvent également être partagés.

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