Libre ne veut pas dire gratuit !

Publié le 14 janvier 2023

J’ai beaucoup de mal avec cette phrase, et je l’entends tout le temps. Souvent assénée comme une évidence, sa pertinence est rarement remise en cause.

Son origine est américaine, ce qui se conçoit. En anglais, le même mot est utilisé pour deux notions pourtant très différentes : « free » peut signifier « libre » ou « gratuit ». Que les anglophones ressentent le besoin de préciser que dans le terme « free software » c’est bien la notion de liberté[1] qui est importante, c’est compréhensible. Que les utilisateurs·trices réduisent l’effort d’une communauté à la gratuité du produit serait passer à côté des véritables enjeux. Mais les francophones disposent de deux mots très différents et quand nous parlons de « logiciel libre », il n’y a pas d’ambiguïté dans notre langue.

L’autre justification, qu’on m’avance quand j’explique que je n’utilise jamais cette expression, est qu’un logiciel n’est jamais totalement gratuit. Effort de développement, investissement dans les serveurs, hébergement, maintenance, formation, tout cela à un coût. C’est vrai. Mais ces coûts n’existent-ils pas dans les logiciels propriétaires ? Qu’on évoque ces coûts pour justifier la vente d’une licence me semblerait logique, mais pourquoi le spécifier quand il s’agit d’un logiciel libre ?

Quand on parle de transports en commun gratuits, on ne précise pas qu’ils coûtent une fortune en investissement, en gestion et en maintenance, on ne rappelle pas non plus qu’ils sont financés avec nos impôts (c’est l’évidence), on dit juste qu’ils sont gratuits, c’est à dire qu’il n’y a pas besoin de budget spécifique pour en béneficier.

Oui, les logiciels libres ont un coût, mais nous ne le reportons pas sur les utilisateurs. Donc ils sont gratuits.

Digression : de notre propension à dire tout haut ce que personne ne devrait taire

Par honnêteté intellectuelle, nous mettons souvent en avant les limitations des outils libres que nous proposons. On indique ainsi, sur Mastodon : « attention : les messages privés ne sont pas chiffrés, l’administrateur peut les lire ». Sur Peertube, la phrase : « Rappel : le système de partage utilisé pour cette vidéo implique que certaines informations techniques à propos de votre système (telle que votre adresse IP publique) soient envoyées à d’autres pairs. » apparaît sur toutes les vidéos que l’on visionne (depuis une version récente, cela peut être désactivé).

Or ces limitations et ces risques, bien réels, existent également dans les équivalents privateurs, massivement utilisés et qui, s’ils les évoquent parfois dans leurs conditions générales d’utilisation, ne les affichent pas en gros, en gras et en rouge à la face de leurs utilisateurs à chaque utilisation du service ! Le résultat, et on a pu le mesurer au moment de la « Twitter migration » de la fin 2022 suite à la prise de contrôle par Elon Musk, c’est qu’un certain nombre d’utilisateurs ont hésité avant de rejoindre Mastodon parce qu’ils avaient le sentiment que c’était moins sécurisé. Le même problème se pose, dans les collectivités, sur le passage à Peertube. L’alerte, présente sur toutes les vidéos, inquiète certains utilisateurs et services, qui hésitent à abandonner Youtube.

Mon propos, ici, n’est pas de dire qu’il faut cacher ces informations. Il faut évidemment avoir l’honnêteté intellectuelle d’évoquer les risques inhérents aux solutions que nous proposons. C’est même un positionnement moral qui nous différencie clairement de ceux qui sont principalement motivés par la recherche du profit. Mais peut-être devions nous tirer des enseignements des freins que nous induisons et le faire avec un peu plus de subtilité ? Est-ce vraiment ce qu’il faut évoquer d’emblée ? Est-ce qu’il faut le rendre visible de façon aussi massive ?

Dans un environnement dans lequel nous sommes ultra-minoritaires, pourquoi faut-il toujours que nous nous tirions, au nom de l’éthique, de multiples balles dans le pied ?

 « C’est gratuit ?
 Ah non non, attention, libre ne veut pas dire gratuit !
 C’est sécurisé ?
 Ah non non, surtout ne faites pas confiance à nos administrateurs !
 C’est simple ?
 Alors je t’explique il y a un réseau, des services, un protocole, une communauté qu’on ne connaît pas vaiment, dix façons différentes de faire la même chose...
 C’est durable ?
 Alors ça, on ne peut pas dire... »

La vérité, c’est que les logiciels libres sont souvent au moins aussi simples, mieux codés, mieux sécurisés et plus stables que la plupart des logiciels privateurs équivalents. Il faut le revendiquer, le crier haut et fort et nous ne le faisons pas suffisamment. Un éditeur privé ne s’embarrasserait pas de telles précisions, aussi importantes soient-elles. Nos logiciels sont meilleurs, point. Pour le reste, voir les CGU et la politique de confidentialité.

Mais revenons à nos moutons...

Insister sur les coûts induits par les logiciels libres, c’est aussi faire l’impasse sur un mot qu’on ne lit quasiment jamais dans les écrits sur le sujet : bénévolat. Défini comme « une activité non rétribuée et librement choisie qui s’exerce en général au sein d’une institution sans but lucratif »[2], le bénévolat est un pilier majeur de l’éducation populaire, un mouvement proche, en termes de valeurs, de celui des logiciels libres.

Le développement d’un logiciel libre est un travail bénévole. Comme pour tout travail bénévole, des coûts sont associés, mais cela n’a rien de spécifique. Pensez à une structure du type « Emmaüs » ou le « Restos du cœur ». Les aspects financiers ne sont pas absents du fonctionnement de ces organisations : subventions, dons, prestations de services rémunérées, vente de matériel, salariés permanents... il y a une bien une activité économique, des recettes et des dépenses, et des gens qui vivent de ces associations. Mais le gros de l’effort repose sur du bénévolat et les prestations sociales sont gratuites. On peut revendiquer la gratuité, s’appuyer sur du bénévolat, cela n’empêche pas le financement des actions entreprises (locaux, achats, salaires, etc.).

Notons, en passant, que cette dimension bénévole est bien moins présente, évidemment, (pour ne pas dire complètement absente) chez ceux qui préfèrent évoquer des logiciels « open source ». Mettre en avant le bénévolat (pensez à l’association Videolan qui développe VLC depuis des années) pourrait aussi être un argument pour faire comprendre la différence entre « logiciels libres » et « logiciels open source ».

Capture du site de Videolan
Extrait du site de Videolan

 

Pourquoi cette dimension est-elle presque toujours absente du discours sur les logiciels libres ?

La gratuité : un argument vendeur

Enfin, il me semble que nous avons tendance à sous-estimer la puissance de l’argument : « c’est gratuit ». Nous mesurons toutes et tous à quel point la gratuité est l’un des moteurs principaux de l’adoption des logiciels libres. Dans les entreprises, dans les collectivités, chez les particuliers, c’est souvent la première porte d’entrée. Sauf à vivre dans un microcosme libriste, on sait bien que la différence entre « freeware », « abandonware », « version d’essai », « opensource » et « logiciel libre » n’est pas évidente pour celles et ceux qui ne s’intéressent pas de près au sujet.

Dans les collectivités pour lesquelles j’ai travaillé (ou avec lesquelles j’ai échangé), j’ai toujours mis la gratuité en avant. Les journalistes, dans les quelques interviews auxquelles je me suis prêté, m’ont presque toujours demandé ce que les logiciels libres avaient apporté en termes d’économies. Ce n’est pas gênant, parce que c’est vrai : nous faisons réellement des économies. Le dire, le revendiquer, participe de la promotion du libre. Dire cela, ce n’est pas mettre la poussière sous le tapis, ou « profiter » de la communauté. Nous travaillons pour le service public. Nous sommes une autre forme de communauté au service du public et sans recherche du profit. En tant que collectivités territoriales (et vu l’état de nos finances et le traitement auquel l’état nous soumet), nous n’avons pas à avoir honte d’utiliser des logiciels gratuits.

Quelques précisions importantes :

  • l’expression « libre et gratuit » me semble vertueuse et permet, si la question est posée, d’évoquer les valeurs du libre et bien faire la différence avec les autres formes de gratuité logicielle ;
  • la mise en avant de la gratuité n’est utile que dans une première phase, celle de l’adoption du logiciel. C’est un argument puissant ;
  • dans un second temps, la question de la contribution à la communauté est presque toujours posée. À Échirolles, par exemple, nous finançons des prestations d’accompagnement et de support pour les logiciels les plus importants que nous utilisons, un développeur consacre contractuellement 20% de son temps (1 jour/semaine) à des contributions en ligne et nous adhérons à des associations de promotion des logiciels libres. Mais poser cette problématique en amont c’est, une fois encore, freiner l’adoption.

 

[1]Sur cette notion de liberté et sur la différence entre logiciel libre et logiciel opensource, voir l’article de Richard Stallman.
[2]https://fr.wikipedia.org/wiki/Bénévolat

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