Ce texte est une traduction d’un article de Lionel Dricot intitulé « Splitting the web » et publié à l’origine sur ploum.net.
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Un fossé de plus en plus profond sépare le web moderne. D’un côté, le web commercial, envahi par les monopoles et adulé par les médias. Un web qui n’a qu’un seul objectif : nous faire cliquer. Il mesure les clics, optimise les clics, génère des clics. Il recueille autant d’informations que possible sur nous et bombarde chaque seconde de notre vie de publicités, de bips, de notifications, de vibrations, de LED clignotantes, de musique de fond et de titres fluorescents.
Un web qui se résume à Idiocracy dans un paysage de Blade Runner, une dystopie cyberpunk complète.
Et puis il y a le web technophile. Les personnes qui installent des bloqueurs de publicité ou des navigateurs alternatifs. Ceux qui essaient des réseaux alternatifs tels que Mastodon ou, Dieu m’en garde, Gemini. Les personnes qui se moquent du web moderne en construisant de vraies pages en HTML et sans JavaScript.
Entre ces deux extrêmes, le fossé se creuse. Vous devez choisir votre camp. Lorsque vous naviguez sur le « web classique », il est de plus en plus souvent nécessaire de désactiver au moins une partie de vos bloqueurs pour accéder au contenu.
La plupart du temps, je ne m’en préoccupe plus. Le lien sur lequel j’ai cliqué ne s’ouvre pas ou est bloqué ? Oui, je bloque probablement un JavaScript tiers important. Non, je m’en fiche. De toute façon, j’ai trop de choses à lire en une journée. Plus de temps pour autre chose. J’utilise actuellement kagi.com comme principal moteur de recherche sur le web. Et kagi.com est doté d’une fonctionnalité intéressante, un « filtre non commercial » (ce qui est quelque peu ironique étant donné que Kagi est, lui-même, un moteur de recherche commercial). Cela signifie qu’il essaiera de dé-prioriser les contenus hautement commerciaux. Je peux aussi dé-prioriser manuellement certains domaines. Comme facebook.com ou linkedin.com. Si vous y publiez quelque chose, j’ai moins de chances de vous lire. Je n’ai même pas parlé des quelques fois où j’utilise marginalia.nu.
Il se passe quelque chose d’étrange : ce n’est pas seulement une partie du web qui disparaît pour moi. Comme je bloque complètement Google Analytics, tous les domaines Facebook et tous les outils d’analyse que je peux, je disparais aussi pour eux. Je ne les vois pas et ils ne me voient pas !
Pensez-y ! Tout ce « web des MBA, des designers et des spécialistes du marketing » est désormais optimisé grâce à des statistiques décrivant des personnes qui ne bloquent pas les statistiques (et des robots qui se font passer pour ces personnes). Chaque jour, je me sens un peu plus déconnecté de cette partie du web.
En cas de besoin, traiter avec ces sites web est tellement éprouvant pour les nerfs que j’ai souvent recours à… un appel téléphonique ou un simple courriel. J’ai signé mon contrat de téléphonie mobile en échangeant des courriels avec une personne réelle parce que l’inscription ne fonctionnait pas. Je téléphone pour réserver des hôtels lorsqu’il n’est pas facile de le faire dans l’interface web ou si la création d’un compte est nécessaire. Je déteste parler au téléphone, mais cela me fait gagner beaucoup de temps et de stress. Je me rends également dans les magasins à pied ou à vélo au lieu de commander en ligne. Cela me permet d’obtenir des conseils et d’échanger des articles défectueux sans devoir passer par la poste.
Malgré la rupture avec ce qui semble être « le Web », je n’ai jamais reçu autant d’e-mails commentant mes articles de blog. J’ai rarement eu autant de conversations en ligne intéressantes que sur Mastodon. J’ai des dizaines de contenus vraiment intéressants à lire chaque jour dans mes flux RSS, sur Gemini, sur Hacker News, sur Mastodon. Et, chose incroyable, beaucoup d’entre eux se trouvent sur des blogs très minimalistes et utilisables. Ce qui est amusant, c’est que lorsque des utilisateurs non-technologues voient mon blog ou ceux que je lis, ils me disent spontanément à quel point ils sont beaux et utilisables. C’est un peu comme si toutes ces couches de JavaScript et de css flashy avaient été utilisées contre l’utilisabilité, contre eux. Contre nous. C’est un peu comme si les vrais utilisateurs ne s’étaient jamais souciés des « designs cool » et n’avaient voulu que quelque chose de simple.
On a l’impression que tout le monde choisit son camp. Il n’est plus possible de rester au milieu. Soit vous consacrez tous vos cycles de CPU à l’exécution de JavaScript qui vous suit à la trace, soit vous vous éloignez des grands monopoles. Soit vous êtes payé pour construire d’énormes panneaux publicitaires au-dessus d’un énième framework, soit vous fabriquez du HTML à la main.
Peut-être que le web n’est pas en train de mourir. Peut-être qu’il est seulement en train de se diviser en deux.
Vous connaissez ce fameux « dark web » dont les journalistes raffolent ? (à ma demande, un journaliste m’a expliqué un jour ce que signifiait pour lui le « dark web », à savoir « les sites web qui ne sont pas facilement accessibles par une recherche Google »). Eh bien, j’ai parfois l’impression de faire partie de ce « dark web ». Pas pour acheter de la drogue ou engager des tueurs à gages. Non ! C’est seulement pour avoir un endroit où je peux discuter sans être espionné et interrompu par des publicités.
Mais, de plus en plus, je me sens de moins en moins comme un étranger.
Ce n’est pas moi. Ce sont les gens qui vivent pour et par la publicité qui sont les étrangers. Ce sont eux qui détruisent tout ce qu’ils touchent, y compris la planète. Ce sont des malades psychiques et je ne veux plus les voir dans ma vie. Sommes-nous en train de nous séparer de ces obsédés du clic ? Bon débarras ! Amusez-vous bien avec eux.
Mais si vous voulez quitter le navire, c’est le moment de revenir à la simplicité du web. Bienvenue à bord !
- Auteur : Lionel Dricot (→ @ploum@mamot.fr)
- Date : 1er août 2023
- Licence (article et traduction) : CC BY-SA
- Le blog de Ploum
- Image d’illustration : Wall and window detail of the Cultural Centre of Belém in Lisbon, Portugal, the largest building with cultural facilities in the country.
- Auteur : Joaquim Alves Gaspar
- Licence : CC BY-SA 4.0