La « sainte laïque » qui parlait aux morts

Publié le 26 février 2023

Comment une succession de tragédies et de malheurs ont fait d’Amalia Domingo Soler la grande écrivaine spirite du XIXe siècle.

L’ancienne et glorieuse ville de Cadix, berceau d’innombrables civilisations, fondée par les Phéniciens il y a plus de 3 000 ans, est le lieu choisi par la Société spirite espagnole pour sa fondation en 1855. Astarté, déesse de la fertilité et de l’immortalité, donne naissance à un mouvement qui prétend pouvoir parler aux morts et qui, seulement deux ans plus tard, est fermé après la première publication sur le sujet, intitulée Luz y verdad del espiritismo (Lumière et vérité du spiritisme). C’est dans ce contexte, et du ventre d’une mère née dans une autre ville de Cadix, San Fernando, protégée et abritée par la déesse elle-même, que naît Amalia Domingo Soler le 10 novembre 1835.

Le contact avec l’au-delà est, dès le début, une activité généralement réservée aux femmes, qui sont considérées comme un véhicule, un lien entre deux mondes. Le monde des esprits est considéré comme un lieu inconnu, un espace hors du temps terrestre qui tente d’expliquer l’existence de la vie après la mort. Ce sont donc les trois sœurs Fox (Kate, Margaret et Leath) qui donnent naissance à ce qu’on appelle le « spiritisme » fortes de leurs témoignages de la présence du surnaturel dans leur résidence de Hydesville, New York, en 1848. C’est ainsi que le spiritisme moderne naît, il y a 175 ans.

Le phénomène se revendique, dès le départ, comme une science (d’où l’adoption par la discipline du nom de « sciences occultes ») car c’est une façon de tenter d’expliquer, de manière quasi-scientifique, la vie extra-terrestre. Le mouvement se répand rapidement en Europe, notamment en Angleterre et en France, accentué par les pertes humaines de la Première Guerre mondiale et par le désir de certains parents d’essayer de contacter leurs proches qui ne sont plus de ce monde. Cette pratique est même adoptée par des personnes aussi célèbres que le couple Pierre et Marie Curie et les écrivains Victor Hugo (qui organise des séances chez lui après la mort de sa fille Léopoldine) et Arthur Conan Doyle.

La croyance en l’immortalité de l’âme et en l’existence de médiums qui permettraient le contact avec les morts aide les croyants à surmonter un parcours de deuil auquel le christianisme plus officiel ne peut prétendre, ses dogmes étant très éloignés de ceux défendus par le spiritisme. C’est ainsi qu’au début du règne d’Isabelle II et à l’apogée du romantisme, notre Amalia naît à Séville.

Selon les données fournies par Amelina Correa Ramón dans son ouvrage intitulé Amalia Domingo Soler y el espiritismo de fin de siglo, notre protagoniste est orpheline de père et élevée par sa mère à Séville, lieu de naissance d’Amalia. Son grand-père maternel, José, est originaire de Barcelone, ce qui l’aide à s’installer dans cette ville et à profiter de la petite aide financière que certains membres de sa famille lui offrent en raison de la situation critique dans laquelle elle se trouve. Mais prenons les choses étape par étape. Manuela Soler a appris à sa fille à lire et à écrire et l’a intéressée à la littérature dès son plus jeune âge. Ainsi, Amalia commence à collaborer à la presse locale sévillane (Mundo literario ou El Águila) avec des articles sur la nature et l’amour romantique, très typiques de l’époque. Cependant, un problème de vue dont elle souffrira toute sa vie la rend presque complètement aveugle, et elle doit réduire le temps qu’elle consacre à la lecture et à l’écriture pour ne pas aggraver sa maladie. Amalia et sa mère vivent au numéro 19 de la Calle de la Rabeta (aujourd’hui Moratín) à Séville, avec une petite pension que leur a laissée son père après sa mort.

La jeune écrivaine travaille, lorsque sa vue le lui permet, à écrire des articles et à contribuer à des magazines dans une grande partie de la région jusqu’à ce que, au début de l’été 1860, sa mère Manuela tombe gravement malade d’une gastro-entérite chronique. C’est à ce moment-là que sa vie prend un virage à 180 degrés. Manuela, après trois jours d’agonie dans les bras de sa fille, meurt le 14 juin, à l’âge de 58 ans, et Amalia ne se remet jamais de ce malheur. En fait, sa vie entière tournera autour de cet événement, qui va avoir un réel impact sur sa vie ultérieure.

La situation financière d’Amalia se dégrade considérablement. Elle cesse de percevoir la pension de sa mère et doit travailler comme couturière pour quelques connaissances et parents, pour lesquels elle reçoit un salaire très bas. Ses problèmes de vue recommencent à s’aggraver et, dans l’idée d’améliorer sa situation précaire, elle accepte l’invitation de la poétesse veuve Ángela Mazzini et de sa fille Victorina (qui a presque le même âge qu’elle) à s’installer à Santa Cruz de Tenerife. Amalia les avait rencontrées à Séville et entretient avec elles une bonne amitié, aussi n’hésite-t-elle pas à se rendre dans les îles à la recherche d’une meilleure fortune. Nous sommes en 1862 et l’écrivaine commence à collaborer avec les journaux de l’île et à signer des articles sous le pseudonyme de Lelia. Cependant, un nouvel événement malheureux vint frapper la vie de notre protagoniste. Une terrible épidémie de fièvre jaune met fin à la courte vie de sa chère amie Victorina, qui meurt à l’âge de 27 ans, laissant sa mère dans la plus grande tristesse.

« L’ange de la bonté »

Amalia n’ayant plus rien à faire à Santa Cruz, elle décide de s’installer à Madrid, un endroit qui offre plus d’opportunités que le reste de l’Espagne pour une autrice d’articles pour la presse et les magazines. Elle y collabore avec des publications féminines telles que El correo de la moda, La educanda et El álbum de las familias, et il semble qu’elle reçoive même un prix de 2 000 reales de la reine Isabelle II elle-même pour un poème qu’Amalia lui dédie et dans lequel elle décrit sa situation économique précaire. La reine, dans un geste de commisération et de gratitude, lui accorde cette aide et la jeune femme put continuer à écrire pendant un certain temps. Son œuvre se concentre surtout sur la défense de l’éducation laïque et la nécessité de son accès pour la majorité de la population. Les difficultés économiques et physiques auxquelles elle est confrontée fait d’elle une femme préoccupée par les malades, les sans-abri, les handicapés, les personnes les plus fragiles et sans protection de la société. Bien sûr, Amalia est une femme en avance sur son temps, car il n’est pas très courant qu’une femme écrive dans la presse, et encore moins qu’elle défende des sujets aussi controversés que ceux mentionnés ci-dessus, c’est pourquoi on l’a surnomme « la sainte laïque » ou « l’ange de la bonté ». Elle va même jusqu’à critiquer la tauromachie dans ses articles de presse !

Après un bref séjour d’à peine un an à Tarragone (entre 1867 et 1868), où elle collabore au journal local de la ville et où elle écrit avec succès un livre dédié à la Vierge de la Miséricorde, la patronne de Reus, elle décide de revenir à Madrid à l’un des moments les plus agités du siècle. La Glorieuse Révolution vient d’éclater et, avec elle, le détrônement et l’exil de la reine Isabelle II. La crise économique, l’insécurité publique, les émeutes et la hausse des prix font d’Amalia une femme quasiment sans abri, sans ressources, qui doit vendre les quelques biens personnels qui lui restent pour survivre. Elle envisage même le suicide, comme elle le raconte tragiquement et durement dans ses mémoires, principale source de référence bibliographique, publiées à titre posthume quatre ans après sa mort, en 1913, par la maison d’édition Maucci, dont nous parlerons plus loin.

C’est ainsi que, passant d’église en église à la recherche de réconfort et d’aide, elle rencontre Engracia, une femme de bien qui lui apporte son soutien et la présente au médecin homéopathe, et l’un des précurseurs de la photographie en Espagne, Joaquim Hysern i Molleras. Comme sa vue est très altérée, il lui recommande repos et bains de soleil, et quel meilleur endroit que la côte d’Alicante pour ce faire. Elle s’y installe à la fin de l’année 1873 et collabore régulièrement avec la Sociedad Alicantina de Estudios Psicológicos (Société d’études psychologiques d’Alicante).

Après un court voyage à Jijona et à Murcie pour tenter de rétablir sa santé, elle retourne à Madrid. Il n’y a pas beaucoup d’emplois dans la capitale et la plupart sont mal payés. Malgré cela, Amalia commence à travailler, grâce à la recommandation du docteur Hysern, avec la Société spirite espagnole, dont il est également membre. Celle-ci a alors son siège au 34 de la rue Cervantes et publie une revue intitulée El criterio espiritista, pour laquelle Amalia écrit également plusieurs articles. Cependant, sa situation financière ne s’améliore pas et les tendres bras de sa mère lui manquent, ainsi que son esprit toujours courageux et optimiste. En juin 1876, elle décide donc de s’installer à Barcelone, une ville cosmopolite, industrielle et pleine de possibilités où, semble-t-il, Amalia a de la famille du côté maternel. Là, grâce à l’aide de Lluis Llach, président du Cercle spirite, elle réussit à se consacrer entièrement au monde qui l’intéresse vraiment et grâce auquel elle avait réussi à obtenir la paix de l’âme après la mort tragique de sa mère. Llach lui propose de s’installer au siège du Cercle, c’est-à-dire dans sa propre maison, située au numéro 9 de la rue Cañón. Elle est divisée en plusieurs étages, et Amalia s’installe au premier.

Biographies d’outre-tombe

Sa vue s’amélire considérablement et, une fois rétablie, elle consacre tous ses efforts à la fondation d’une revue liée au mouvement spirite à laquelle collaborent principalement des femmes et qui sera un lieu de rencontre pour l’échange d’idées et d’opinions entre elles. La luz del porvenir, Seminario espiritista est mis en vente en tant qu’hebdomadaire le 22 mai 1879 à Barcelone et quelques-unes des plus brillantes écrivaines d’Espagne, comme Carmen de Burgos, Rosario de Acuña et Emilia Pardo Bazán elle-même, entre autres, écrivent des articles de grande importance sur l’éducation, la philosophie, le droit et la morale.

Amalia elle-même écrit dans la revue plusieurs épisodes de ses Memorias del Padre Germán (Mémoires du Père Germán), dans lesquelles elle a recueilli les témoignages de l’esprit d’un prêtre décédé, qui a consacré toute sa vie à aider les plus nécessiteux, et qui est publié en un seul volume en 1880, son énorme succès nécessitant plusieurs rééditions. C’est ainsi que naît ce que l’on appelait à l’époque le genre littéraire des « biographies d’outre-tombe », dans lesquelles les témoignages et les messages transmis depuis l’au-delà sont transcrits au moyen de données recueillies par un médium lors de séances. Amalia s’appuie sur le travail du médium Eudaldo Pagés (qui va devenir l’un de ses grands amis) pour développer ce type de biographie, tout en publiant plusieurs ouvrages au succès énorme, comme Ramos de violetas, Colección de poesías y artículos espiritistas, en 1903, ou Te perdono ! Mémoires d’un esprit, en 1904. La revue cesse de paraître en mai 1900, après presque 20 ans de dévouement absolu de la part d’Amalia. C’est alors qu’elle fusionne avec La Unión Espiritista, donnant naissance à une nouvelle publication appelée Luz y Unión (active jusqu’en 1914), dont Amalia est la rédactrice en chef.

Elle passe les dernières années de sa vie confinée dans sa maison de Barcelone, en très mauvaise santé, notamment à cause des problèmes de vue qui l’ont toujours affligée. Au début du mois d’avril 1909, elle développe une bronchopneumonie, dont elle ne peut se remettre, et meurt le 29 du même mois. Amalia est enveloppée d’un linceul, comme elle l’avait demandé par écrit, et couverte d’un flot ininterrompu de couronnes de fleurs venues de toute l’Espagne, envoyées par ses nombreux admirateurs.

Cortège funèbre à travers Barcelone avec deux chevaux noirs

Le cortège funèbre défile dans les principales artères de Barcelone tandis que son cercueil voyage dans une voiture tirée par deux chevaux noirs. Amalia est enterrée au cimetière de Montjuic, dans une niche hors des murs, dans une zone réservée aux anarchistes, syndicalistes et révolutionnaires tels que le pédagogue Francisco Ferrer et le Léonais Buenaventura Durruti.

Des hommages sont rendus à Amalia après sa mort et le numéro de mai de la revue Luz y Unión lui consacre une monographie, ainsi qu’un livret avec, en couverture, une photographie de l’écrivaine enveloppée dans un linceul. Amalia dicte ses mémoires d’outre-tombe à Maria, la médium du Centre spirite de Barcelone, comme elles lui avaient été dictés pour ses célèbres biographies d’outre-tombe.

La tolérance, l’humilité, la résignation, le détachement, l’abnégation, la générosité et la tempérance étaient les vertus les plus importantes de cette femme qui écrivait promouvoir le mouvement spirite qui prenait déjà son essor en Espagne et sur la base de sa propre expérience : « Je conseille aux femmes qui pleurent d’étudier le spiritisme, car seule la connaissance exacte de la vérité de la vie peut consoler les grands malheurs ».

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Ce texte est une traduction d’un article du quotidien espagnol El Mundo.

  • Image d’illustration : Amalia Domingo Soler
  • Licence : domaine public

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